par Anna C. Conover, consultante, et Peter Wallet, administrateur de projet, Équipe spéciale internationale sur les enseignants pour Éducation 2030
Les grèves d’enseignants récurrentes qui ont eu lieu dans toute l’Afrique de l’Ouest au cours des six derniers mois, notamment au Ghana, en Guinée, en Mauritanie, au Niger, au Nigéria, au Togo et au Sénégal, témoignent de difficultés importantes en matière de relations de travail et nuisent à la qualité de l’éducation. Les plaintes et les réclamations des enseignants portent notamment sur le non paiement des salaires, des arriérés de salaires et des indemnités ; les mauvaises conditions de travail ; la longueur et la lourdeur des processus de promotion ; le manque de personnel et les classes surchargées ; et les difficultés liées à la certification et à l’absence de reconnaissance professionnelle.
Les causes de cette situation sont multiples. Dans les faits, nombre des pays de la région ont accompli des progrès considérables en matière d’amélioration de l’accès à l’éducation au cours des deux décennies écoulées. Par exemple, le taux de scolarisation net a doublé au Burkina Faso et au Niger, atteignant respectivement 76 % et 59 % en 2020, une tendance observée dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest à des degrés divers.
Cependant, dans la course pour améliorer l’accès, les efforts visant à élever le statut de la profession se sont arrêtés. Les pays de la région ont fait des compromis politiques incluant le recrutement massif d’enseignants contractuels, qui touchent généralement un salaire moins élevé et ne bénéficient pas du même niveau de soutien que leurs homologues fonctionnaires. Les piètres conditions de travail, exacerbées par l’absence de stratégie visant à intégrer les enseignants contractuels dans la fonction publique, font monter les frustrations et ont souvent entraîné des grèves. Plus récemment, l’effet disproportionné de la pandémie de COVID-19 sur les enseignants non fonctionnaires a aggravé la situation en raison du non paiement ou du retard de paiement des salaires des enseignants contractuels.
Perturbations et mécontentement
De manière inévitable, les grèves d’enseignants réduisent le temps passé en salle de classe pour les élèves et viennent s’ajouter à d’autres facteurs qui nuisent à la qualité de l’éducation et aboutissent à une perte d’apprentissage, tels qu’un financement inadéquat, des pénuries d’enseignants, des infrastructures défaillantes, et ainsi de suite. Par exemple, en Guinée-Bissau, au cours des cinq années écoulées, les grèves d’enseignants ont eu des répercussions négatives sur au moins un tiers de l’année scolaire. Dans plusieurs autres pays d’Afrique de l’Ouest, la frustration a atteint un tel point que les élèves ont manifesté dans la rue pour revendiquer leur droit à l’éducation. C’est ce qui s’est passé au Sénégal en janvier dernier. Ainsi, après plusieurs semaines sans école et craignant d’être mal préparés pour leurs examens, les élèves ont manifesté pour exiger une résolution rapide du conflit entre le gouvernement et les syndicats d’enseignants.
Alors que les pays sortent à peine des fermetures d’écoles liées à la pandémie de COVID-19, les élèves et leurs familles redoutent de perdre une année scolaire de plus. Au Sénégal, la crainte d’une année blanche a marqué le début de 2022. Après toute une série de démissions et de grèves, les enseignants ont exigé du gouvernement qu’il honore les accords conclus en 2018 concernant les structures de rémunération.
Les interruptions de l’éducation ne touchent pas seulement les populations locales, mais aussi le développement des connaissances à l’échelle mondiale. Des grèves académiques se déroulent actuellement au Nigeria pour réclamer l’application d’un accord de 2009 visant à améliorer la rémunération et à investir dans la recherche universitaire nigérienne.
L’une des difficultés entravant la défense des intérêts des enseignants dans la région réside dans la fragmentation en plusieurs petits syndicats d’enseignants qui, bien souvent, ne sont pas reconnus par les autorités. Au Togo, par exemple, le Syndicat des enseignants du Togo (SET) est en grève pour réclamer, entre autres, une indémnité de logement, le recrutement d’enseignants supplémentaires pour renforcer le corps enseignant et une meilleure reconnaissance de la profession. Cependant, du point de vue du gouvernement togolais, qui ne reconnaît pas officiellement le SET, cette grève est sans fondement juridique et plus de 100 enseignants grévistes ont été démis de leurs fonctions.
Il est crucial d’améliorer les mécanismes de dialogue social à tous les stades de l’élaboration des politiques pour prévenir et mieux gérer les crises
La relation entre les gouvernements et les organisations d’enseignants, plus souvent caractérisée par le conflit que par la collaboration, doit être redéfinie. Le dialogue social, que l’Organisation internationale du Travail décrit comme étant « tous types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs selon des modalités diverses, sur des questions relatives à la politique économique et sociale présentant un intérêt commun », constitue un moyen important d’aligner les objectifs du gouvernement et des enseignants et d’établir des relations harmonieuses entre les deux parties dans le but d’assurer une éducation de qualité.
Comme décrit dans le Guide pour l’élaboration d’une politique enseignante, l’élaboration de politiques efficaces suppose la création d’espaces et de mécanismes qui facilitent le dialogue social entre les gouvernements et toutes les parties prenantes, en particulier les enseignants et leurs représentants. L’urgence de la situation actuelle, où l’on doit remédier à des problèmes exacerbés par des crises, pourrait contribuer à renforcer la coopération entre les gouvernements et les syndicats d’enseignants en matière d’élaboration des politiques. Malheureusement, et en partie à cause des mesures mondiales rapides de fermeture des écoles, on a observé peu d’exemples de dialogue social fructueux entre les gouvernements et les syndicats au début de la pandémie de COVID-19. Cependant, dans le cadre de la reprise de l’enseignement, les conflits entre les syndicats et les gouvernements pourraient être atténués en veillant à inclure les enseignants à tous les niveaux du processus d’élaboration des politiques et ce, de manière permanente.
Enseignements cruciaux pour améliorer le dialogue social
Pour renforcer le dialogue social en Afrique subsaharienne, les dirigeants syndicaux et les gouvernements doivent comprendre clairement quels sont leurs rôles et responsabilités. Les dirigeants syndicaux doivent être mieux formés sur le fonctionnement des systèmes éducatifs afin de pouvoir communiquer efficacement les besoins des enseignants au moyen des canaux existants, participer à l’élaboration des politiques, et plaider en faveur de leurs membres et mobiliser ces derniers. Pour leur part, les gouvernements doivent comprendre leurs responsabilités de garantir les principes et droits fondamentaux au travail, dont la liberté d’association et la négociation collective. Par exemple, on pourrait renforcer la pratique du dialogue social dans l’éducation au moyen de formations conjointes réunissant les gouvernements, les organisations d’employeurs concernées et les syndicats d’enseignants.
La liberté d’association et la négociation collective, de même que l’autonomie et la légitimité des syndicats, sont également essentielles pour éviter d’être perçu comme étant trop politisé. En soutenant des voies de communication transparentes et en trouvant des arguments clairs et rassembleurs, les syndicats peuvent acquérir la force nécessaire pour exercer efficacement leur droit de négociation collective. Ils doivent éviter la fragmentation et les intérêts concurrents et s’unir pour défendre les intérêts des enseignants à différents niveaux et dans différentes circonstances. Par ailleurs, les syndicats doivent mieux impliquer les femmes, qui sont souvent sous-représentées, en particulier aux postes de direction.
Afin de favoriser la participation et la gouvernance démocratique, les gouvernements et les syndicats doivent privilégier une approche fondée sur le contexte national ou local assortie d’un dialogue politique transparent, participatif et responsable. Il faut également que les principales activités favorisant le dialogue social (partage d’informations, consultation, négociation) puissent être organisées régulièrement en toute transparence et qu’elles génèrent des résultats positifs.
Stratégies de médiation et de résolution des conflits visant à éviter de perdre de vue l’objectif commun d’une éducation de qualité pour tous
Dans certains cas, les organes de médiation et une participation sociale globale à l’éducation ont joué un rôle important pour faciliter la conclusion d’accords à l’amiable entre les syndicats et le gouvernement. Au Sénégal, la Coalition nationale de l’éducation pour tous considère que sa mission consiste en partie à garantir l’apaisement du système éducatif, et elle a pris part à la négociation réussie des récents accords concernant les régimes de retraite et de validation de carrière.
Le Guide pour l’élaboration d’une politique enseignante indique que la participation à l’élaboration des politiques peut prendre de nombreuses formes, comme des consultations, des requêtes officielles et non officielles pour conseils, des réunions publiques et un plaidoyer de la part de différents acteurs. On peut citer un exemple d’élaboration inclusive d’une politique au Ghana, où l’équipe spéciale nationale du Ghana sur les enseignants a été mise en place pour soutenir l’élaboration d’une politique nationale complète sur les enseignants, qui définit une vision et une orientation en matière de recrutement, de formation, de développement professionnel et de bien-être des enseignants. La mission de cette équipe spéciale consistait avant tout à établir un cadre pour le dialogue social et à améliorer les mécanismes de retours d’information aux niveaux local, régional et national.
Au Bénin, en Guinée et au Togo, les décideurs politiques et les parties consultées pendant l’élaboration des nouvelles politiques enseignantes holistiques ont accepté d’élaborer un module supplémentaire sur le dialogue social, en reconnaissance de son importance au vu du contexte national.
Le dialogue social comme moyen d’améliorer la qualité de l’éducation
Bien que les progrès réalisés précédemment en matière d’accès à l’éducation soient importants, pour atteindre le quatrième objectif de développement durable qui vise à « assurer à tous une éducation équitable, inclusive et de qualité et des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie », il faut adopter une approche globale incluant une meilleure compréhension des motivations des enseignants, et notamment de leurs efforts pour participer à des actions collectives visant à satisfaire leurs besoins, y compris, si nécessaire, des grèves. L’institutionnalisation du dialogue social, en incluant les enseignants à chaque étape de l’élaboration des politiques, et l’intégration explicite de son rôle ans des politiques enseignantes holistiques demeureront des leviers importants pour soutenir la négociation collective et favoriser l’appropriation par les enseignants des priorités et des politiques éducatives nationales.
La presse internationale ne s’intéresse pas encore assez aux grèves d’enseignants en Afrique de l’Ouest et dans la région plus large de l’Afrique subsaharienne, et elles ne font pas l’objet de recherches suffisantes concernant leurs effets sur la résolution des préoccupations des enseignants, la perte d’apprentissage, l’éducation et la société. Alors que certains éléments montrent que les grèves ont eu des effets à court et à long termes sur les élèves dans les pays à revenu élevé, on manque encore de données en Afrique subsaharienne. Pour comprendre la capacité du dialogue social à atténuer les effets des grèves de manière systématique et adaptée au contexte, il faut adopter des approches innovantes tirées de contextes variés et mener davantage de recherches pertinentes et opportunes.
Crédit photo : Education International